jeudi 7 mars 2019

Captain Marvel – Modèle du genre


Captain Marvel, 2019, Anna Boden & Ryan Fleck


Pitch
Années 1990. Carol Danvers, amnésique et combattante ultra bad-ass, se retrouve au centre d'une guerre entre deux peuples extraterrestres et devient Captain Marvel, la super-héroïne ultime.


Les codes du genre
Les films de super-héros ont leurs codes, usés jusqu’à la corde. Ils en ont fait recette. Et quelles recettes, ils sont dans les licences les plus rentables depuis 10 ans. Il en sort 5 par an, des bons, des très bons, des médiocres, des honteux. On les met dans le même sac, comme si le fait qu’ils étaient tous issus d’un même genre les renvoyait à des qualités et des défauts similaires. Comme si un film d’angoisse à deux francs était de la même trempe que Shining, The Ring ou Alien.

Certes, les films de super-héros – et les Marvel au premier chef – sont caricaturaux. Les ficelles scénaristiques se ressemblent toutes, on pourrait en faire une théorie exhaustive en deux paragraphes : le protagoniste de départ doit être forcément unique en son genre, doté de pouvoirs surhumains, son antagoniste doit être toujours fort méchant et vouloir détruire [biffer les mentions inutiles] 1) la galaxie 2) la race humaine 3) la rédaction de Médiapart, il faut toujours surligner les passages obligés de la trahison et de la rédemption du perso principal; proposer des péripéties, des explosions et des courses-poursuites sous amphétamines; et finalement, toujours conclure sur un processus de dépassement de soi pour passer du statut de personnage principal à celui de super-héros, avec une montée en puissance qui puise sa source dans une histoire personnelle compliquée et une volonté indestructible.

Captain Marvel n’échappe pas à ces codes, il met même un zèle évident à remplir son cahier des charges avec une précision quasi-mathématique, inscrivant son personnage (littéralement) tombé du ciel dans l’univers des films Marvel, saupoudrant le film de références aux films précédents, balançant des vannes efficaces mais jamais trop risquées, créant une complicité avec son audience parfois de manière un peu artificielle. 

C’est un fait, les Marvel sont des blockbusters ultra-codés, qui ne sortent rarement (jamais) des sentiers battus et qui restent, à l’instar d’un film d’horreur ou d’un road movie, un genre très balisé qui doit complètement se fondre dans les attentes de son audience et être un produit de pur divertissement.

Captain Marvel est un pur produit de divertissement. Et réussi avec ça. Mais pas que.


Amateurs et profanes
Le Marvel Cinematic Universe (MCU) regroupe l’ensemble des films de la franchise, qui sont désormais au nombre complètement pété de 21. Alors faut-il avoir vu les 20 précédents pour apprécier celui-ci ? Je ne crois pas. Captain Marvel s’inscrit bien sûr comme un aboutissement des précédents, construisant sur leurs erreurs, leurs errances, sublimant les codes mentionnés plus haut qu’ils ont désormais gravés dans le marbre. Mais l’histoire peut embarquer ici les profanes sans trop de difficultés, pourvu qu’on ne soit pas trop réticent à s’intéresser (un peu) à des histoires de guerres intergalactiques avouons-le un peu obtuses, mais qui ne sont que prétexte pour développer le personnage de Carol Danvers, dévoiler sa psychologie, son passé, sa force motrice, petit à petit. Les profanes louperont quelques références (l’œil de Nick Fury, le signal de détresse de Captain Marvel). Samuel L. Jackson est parfait comme d’hab’ (et rajeuni de vingt ans, en mode Black don’t crack meets Benjamin Button), les personnages secondaires sont assez convaincants (surtout la meilleure pote copilote et sa fille), d’autres un peu quelconques (Jude Law, sans grand intérêt). Le centre de tout, c’est Brie Larson et la façon dont elle parvient avec tout son talent à incarner ce personnage démesuré, titanesque.

Sans dévoiler trop l’intrigue et ses ressorts, on sait que Danvers sera rapidement amenée à revenir sur Terre et à comprendre progressivement qui elle est, d’où elle vient, et donner chair à son personnage, attendu comme le Messie dans le MCU, car considéré comme le dernier recours par les autres super-héros qui, pour le dire vite, sont en train de se faire défoncer par un psychopathe malthusien et seule une force ultime pourra venir leur sauver la mise. En cela, le film est un classique américain et une application bornée des théories considérant que toutes les œuvres ne tournent qu’autour d’une question : « Qui suis-je ? ». Évidemment, c’est en comprenant son passé que Danvers deviendra qui elle est. C’est éculé, mais c’est bien fait. C’est le comble de l’efficacité. 

Poser les bases de cette histoire demande au film quelques efforts au démarrage (les 30 premières minutes sont un peu laborieuses), avec le besoin de planter un décor, des enjeux, pour enfin se concentrer uniquement sur le développement de Danvers, au travers de ses bons mots, de ses pouvoirs en expansion et de sa quête d’identité. Visuellement, ça claque. J’adhère complètement au style graphique, qui ne fait que répondre strictement à ce qu'on en attend, mais qui ne fait aucune faute de goût. La bande originale et l'atmosphère générale sont calées, là encore sans prendre aucun vrai risque, en infusant le film d’une ambiance années 90 millimétrée pour plaire à la génération qui l’a vécue, on y balance du Nirvana, du TLC, des t-shirts Nine Inch Nails et des Windows 95 en souffrance. On n’atteint pas les niveaux magiques de kitsch de Guardians of the Galaxy et des tubes des années 70, mais c’est nickel.

Bref, sur la forme, c’est accessible aux profanes comme aux fans de la première heure. Lumineux, rythmé, ultra-classique, incarné, ça défonce.


Crises dans le genre
Je m’applique à faire des contorsions énormes pour garder jusqu’à présent hors de ce texte l’élément-clé du film, son rapport au féminin dans un univers qui déborde de masculin à tous les étages. La réponse ne s’est d’ailleurs pas fait attendre, nombre d’internautes s’en donnent à cœur joie pour faire baisser la note du film en concert sur les sites de référence, souvent au motif que le film serait fait pour « plaire aux féministes et aux Social Justice Warriors » qui voudraient aseptiser tous les produits culturels dans un politiquement correct bon teint. 

Ce film est un fuck absolu à tout ça. L’ambition de Captain Marvel est assumée, affichée, réfléchie. Créer la première super-héroïne centrale de la franchise. Et sans donner aucun sentiment de forcer ou de s'en justifier.

Sur ce plan, le film est un sans faute. C’est absolument parfait. 

Il me semble que le débat sur la représentation des femmes dans le cinéma est à un stade de crise. Une crise parce que s’il est difficile, même au dernier des Pascal Praud, de nier que le sexisme est un enjeu fondamental dans la production audiovisuelle, qui agit en miroir de la société, la façon d’y répondre est forcément conflictuelle. On ne peut que constater que cette prééminence d'assignations à résidence sexistes, assumées ou non, survit à tous les débats, et encore récemment, la tentative de mise en avant de la féminité comme argument marketing contribuant finalement à renforcer les codes du sexisme (pour le dire vite, les films qui veulent faire du girl power sans aucune réflexion et utilisent en fait les codes du sexisme à leur profit) ont démontré la difficulté d’apporter des solutions efficaces à cette question.

Captain Marvel est un modèle du genre, j’irais jusqu’à dire qu’en matière de blockbuster, c’est le film de référence en la matière. Il prend comme point de départ l’inclusion d’un personnage féminin fort, puissant, charismatique. D’autres pourront le lui reprocher, mais il n’est ni militant ni inutilement dialectique : il considère sa protagoniste comme naturellement centrale, comme personnage modèle pour les générations futures comme l’ont été ses prédécesseurs. Il assume une réflexion féministe qui fait de la femme le sujet de cette normalité. Il construit un standard où la libération du personnage principal se fait, non pas exclusivement au prisme de sa condition de femme, mais avec elle, comme une caractéristique qui ne lui apporte ni ne lui enlève rien, qui la situe simplement par rapport au monde dans lequel elle évolue. Je ne pense pas avoir vu cela depuis un bail : Danvers n’est jamais sexualisée, jamais considérée pour son sex-appeal ou sa féminité fantasmée. Elle n’est pas au cœur d’une romance même si elle est au cœur de relations humaines passionnées. Elle est considérée comme le seraient les autres Avengers, ni plus, ni moins. Le fait qu'elle soit une femme n’est pas non plus niée ou sous-estimée: en l’occurrence évoluant dans une société où en tant que femme, elle est considérée comme incapable de maîtrise, sa lutte est aussi le combat d’une femme contre les contraintes d’un monde masculin. Cette lutte devient un moteur narratif au service de la construction d’une nouvelle héroïne. 

Preuve pour moi de la réussite de l’opération, l’émotion réelle, viscérale que j’ai ressentie pendant le film, notamment au cours de la scène (là aussi très conforme à l’imaginaire américain) où le personnage se relève, encore et encore. Et va tous leur défoncer la gueule. 

Danvers est une femme forte, drôle, libre. Elle est un modèle pour les gosses qui la verront. Elle est une marque puissante de l’évolution de nos sociétés, et le fait que Marvel pose les bases de ces standards pour un film, qui je l’espère explosera le box-office, n’est pas rien.

Est-ce une vision féministe consensuelle ? Peut-être. Elle n’est pas faite pour faire hurler les masculinistes ou s’offusquer Pascal Praud (je suis obnubilé par ce type). Le film n’en est vraiment plus là. Il est déjà dans une construction plus aboutie, plus englobante, plus avancée quelque part. Car l’on voit mal les arguments que l’on pourrait lui opposer, tant sa considération de la question est subtile, réfléchie, amenée avec force et naturel. Captain Marvel est un aboutissement, l’affirmation du féminin sans besoin de s’en justifier. Il est la normalisation de la place de la femme comme centrale dans l’histoire Marvel.

Et, on pourra en dire ce que l’on voudra, c’est une promesse qui a de la gueule.

O captain!

mardi 4 octobre 2016

Nocturama – Le terrorisme et le nihilisme

 
 Nocturama, 2016, Bertrand Bonello


Pitch
7 adultes-enfants mettent en œuvre 4 attentats simultanés à Paris. Et y parviennent.


L’actualité
Le film est évidemment un écho terrible à l'actualité. Les héros de ce film sont jeunes, paumés, et veulent faire déferler leur violence sur le monde. Je ne sais pas s'il aide ou s'il crée plus de dégâts qu'il n'en répare, mais ce n'est pas forcément la question que j'ai envie de me poser. 

J'y penserais différemment et j'en profite pour ouvrir cet article par un aparté personnel. Avec un très bon ami, avec qui je partage des conversations politiques hebdomadaires plutôt vives, nous partions lors de notre rencontre d'univers et de perspectives bien différentes. Nous avions étudié ensemble, mais je ne le connaissais pas très bien. Lui est plutôt gauche radicale, moi carrément social-traître, mais tous deux nous aimons ce qui nous remue, ce qui nous déconcerte, ce qui nous gratte les méninges en un sens. Les discours qui nous remettent en question, qui nous énervent. Nous détestons les positions toutes faites et les idéologues. Nous restons objectivement, je crois, à la fois terrifiés mais fascinés par une certaine forme de violence politique, une vitalité de l'idée politique – face à la « mare d'eau stagnante du libéralisme » comme dirait l'autre, et nous aimons en parler. Et j'étais étonné de constater que personne autant que lui n'avait partagé les mêmes pensées que moi, lors de ces derniers mois, ces dernières années, quant aux attentats politiques et religieux qui ont frappé la France et la Belgique.

Il est difficile de mettre des mots dessus et il pourrait être en désaccord, mais disons que je pense que nous avons changé. Que nous nous sommes endurcis sur nos positions, que nous sommes plus conscients de notre attachement – parfois viscéral, parfois malgré nous – à la France, que sommes plus impitoyables face à nos ennemis, que nous réfutons la mauvaise foi et l'expertise de comptoir plus que jamais, que nous n'acceptons pas que notre douleur soit utilisée et que nous n'acceptons pas non plus qu'elle soit minimisée, que si nous adorons la discussion, nous tolérons moins l'insulte, surtout, surtout quand elle touche à ce qui nous a remué, pour ne pas dire cassé en deux, ces derniers temps. Ce sont ces moments de sidération que nous avons partagés, et, non sans une certaine noirceur ironique, qui nous ont rapproché. Le terrorisme islamiste nous a endeuillé, nous a fait pleurer, nous a prostré, nous a donné envie de nous battre aussi. Ce n'est pas la haine, ni la peur qui nous meuvent mais la conviction renforcée que nous avons touché du doigt une certaine forme absolue de banalité du mal, que ce combat n'est pas sociologique ou culturel mais politique et moral, et que de ce constat, si l'on est en désaccord, il faudra nous en parler avec un tact extrême, comme après la mort d'un proche ou après un deuil. 

Avec ceci à l'esprit, me voici attiré par un film qui suppose, justement, de converser et de réfléchir sur un acte terroriste. Le contexte est très différent, puisque les protagonistes, loin d'être mus par une idéologie de la pulsion de mort de l'islamisme radical, le sont par un nihilisme plutôt tendance anticapitaliste – ou supposé comme tel. 

Au cœur de notre actualité où il est capital de tenter de comprendre pourquoi nos sociétés semblent face aux attentats comme face à des feux de forêts, dont on ne voit plus comment éteindre les foyers ou évacuer les blessés, s'attaquer à cette question a de la gueule.

C'est ce que tente de faire ce film.


Le film d’auteur
Les quarante premières minutes du film sont assez incroyables. L'on voit des jeunes marcher dans des couloirs de métro, sans dire un mot. Ils échangent des regards, des SMS, ils passent des couloirs, entrent dans des rames, en sortent. Le ballet continue, ils se mettent en place. La réalisation a quelque chose de dingue, si l'on y adhère. On ne voit que des gens marcher, et pourtant, il faut s'accrocher à son siège pour ne pas tomber, tant la ville filmée est bruyante, tant Paris est belle et sale, tant la musique est oppressante, tant l'expérience de cinéma est expérimentale. Je me suis surpris parfois à avoir quelques difficultés à reprendre mon souffle. 

Pourtant, dès cette entrée en matière, les limites du film sont déjà là. Certains acteurs ne sont pas à leur place, les quelques dialogues sonnent assez faux, le temps s'étire déjà, et cela ne fait pas une demie-heure. Mais nous y reviendrons. 

Des métros de Paris, voici nos protagonistes qui organisent leurs attentats. Ceux-ci sont assez stupides: on fait péter un immeuble au pif de la Défense, on brûle la statue de Jeanne d'Arc (perso, j'appelle ça du vandalisme, pas du terrorisme), on explose des voitures en pleine rue (sans faire de morts) et l'on fait exploser le ministère de l'intérieur sans personne dedans. Et puis, notre groupe se réfugie dans un improbable centre commercial – et attend. On s'emmerde. On parle un peu. On danse. On fait ce que font les acteurs du film français cliché : on regarde les murs. 

Il faut reconnaître au film ce culot-là : traiter le terrorisme dans un film d'auteur, je trouve qu'il faut un certain panache. Tout est là pourtant : la réalisation est sobre, la photographie géniale, les longs silences, l'organisation anarchique du scénario, la suggestion, le hors-champ. On voit Paris comme rarement, on voit une partie de sa jeunesse silencieuse. On ouvre une réflexion sur la violence, sur notre rapport à la violence, sur son emballement, sur des points de non-retour.

La fin du film est en revanche beaucoup moins subtile. Elle offre une lumière extrêmement crue sur la répression de violence par la violence. En termes cinématographiques, c'est très beau, c'est choquant, c'est puissant, j'adhère pas mal. Mais en termes politiques, c'est plus contestable. Elle pose certes des questions, mais le fait de façon assez caricaturale. Elle n'en est pas moins forte, mais j'ai l'impression qu'alors le réalisateur tente davantage de m'imposer sa vision du monde, et c'est assez déplaisant. Mais ne voulant pas dévoiler cette fin, même attendue, je m'arrête ici.

Je suis aussi plus réservé sur certains partis pris, comme les flash-backs que je trouve foirés, ou les répétitions de scènes de plusieurs points de vue que je trouve vraiment mauvaises, surtout quand on a vu un Jackie Brown avant. Mais bref.

Le film a un certain don pour jouer dans le silence, dans la suggestion. 

Comme objet, c'est beau. C'est plutôt beau.


Le film raté et sublime
Et pourtant, au-delà de la technique, le film se viande parfois considérablement. Déjà, le parti pris des personnages - et des acteurs qui les incarnent - est assez dur à avaler. Ils sont tous finalement assez clichés, et pas écrits. Vouloir dépeindre une jeunesse « diverse » n'est pas le problème, c'est l'ancrage dans le réel qui l'est. On voit un groupe de jeunes composé d'un jeune de Sciences Po qui sort des conneries métaphysico-politiques invraisemblables, un vigile de supermarché pas crédible, une classe moyenne inférieure sans repères, des paumés de cité et d'ailleurs qui articulent beaucoup trop, un visage de la jeunesse parfois à la fois cliché et vide. On arrive jamais à croire que ce groupe de cons-là ont pu avoir l'intelligence, la discrétion, la volonté d'organiser de pareils actes de terreur.

Le film est terriblement long, il est peu ou pas écrit, il est mélancolique, absurde. Il fait l'économie de mots, et pourtant parle souvent un peu trop. 

En fait, je n'arrive pas à écrire sur ce film, car c'est rarement que je fais face à des sentiments aussi contradictoires en sortant du cinéma. Tous ses défauts sont aussi ses qualités. Le film ne donne pas les raisons du passage à l'acte de ses protagonistes ? C'est ce qui le rend un peu vain, mais aussi ce qui nous permet d'y projeter ce que l'on voit de notre société, de le rendre intemporel, universel presque. Les personnages ne veulent pas faire de victimes, ce qui est ridicule pour un groupe terroriste ? Cela montre leur ambiguïté, leur complexité peut-être, une forme de destruction qui ne s'assume pas. Le film est d'une lenteur insoutenable ? C'est ce qui rend l'atmosphère si oppressante, ce qui permet de représenter la vacuité de l'action violente des protagonistes. Les discussions sont à la limite du ridicule ? C'est une façon aussi de dépeindre une forme de médiocrité du monde, et cela le fait assez bien. Les acteurs ne sont pas toujours, voire pas souvent, crédibles ? On peut y voir aussi une sorte de fable, où le récit se force à ne pas tomber dans le sociologisme et l'explication pédagogique à tout crin. On montre des personnages de théâtre, qui s'aiment et se noient.

Le problème, c'est de savoir à la fin du film où l'on situe le curseur. On peut rester complètement en dehors. Comme moi, lorsque l'on me montre un groupe de personnes sans armure ni condition idéologique, sans préparation ni modèle politique, qui décident de commettre des attentats sans vraiment de but. Je n'y crois pas une seconde. La violence politique me semble justement possible parce qu'elle s'inscrit dans un certain prisme sur le monde. C'est parce que le regard que l'on porte sur le monde autorise cette violence qu'elle est possible. Ici, je ne peux pas y croire. Ces jeunes sont énervés, vaguement anticapitalistes, même pas vraiment politisés, mais ils ne sont pas enragés, ils ne sont pas endoctrinés. Ils n'ont aucune raison de passer à l'acte, ils n'ont aucun horizon qui les emmènent vers ce passage à l'acte, c'est presque de l'ordre du suicidaire. Ils semblent nihilistes.
 
Et d'un autre côté, ne pas, ou ne de presque pas, justifier les raisons d'agir des protagonistes n'est vraiment pas inintéressant. Cela permet de voir leur nausée, leur sentiment d'abandon, de perte. On peut aussi y voir un autre type de récit, quelque chose qui n'essaierait pas de comprendre la violence terroriste, mais qui la verrait comme un symptôme d'un mal plus profond. En sorte, une fin et non un moyen. C'est une pensée fort déprimante, et c'est un postulat que je réfute d'avance, puisque je pense qu'il est impossible dans la réalité comme expliqué plus haut, mais le film le fait avec une certaine élégance. 

J'ai trouvé certains moments assez sublimes. Je garde l'image de cette jeune fille qui danse et se perd après avoir commis l'irréparable, c'est comme si elle en prenait conscience pendant quelques instants, et lâche prise. Ou bien ce récit d'un personnage sur la guerre Iran-Irak où l'on envoyait des ânes sur les champs de mines pour déblayer le terrain, et où quand ceux-ci ont fini par refuser d'y aller, les autorités iraniennes ont alors décidé d'envoyer des enfants à la place, moins réticents à avancer. Ou tous les passages montrant le regard halluciné de Finnegan Oldfield, qui joue extrêmement bien et  continue d'aller vers un dénouement destructeur. C'est une façon touchante de dépeindre la détresse : l'impossibilité de tenir bon ou de lâcher prise.

Bref, c'est un film étrange. Mélancolique, mal agencé parfois, mal écrit, et l'on se demande si ce n'est pas (un peu) à dessein.


Poser sur le monde un regard sans haine
Il m'est difficile de clore une critique d'un tel film, tant j'ai l'impression d'être amené à parler davantage de son message ou de l'actualité qui l'entoure que de l'objet de cinéma en tant que tel. C'est un film que je dirais plutôt moyen, avec des très belles fulgurances et des énormes défauts. 

Sur le côté politique, je suis tout de même en désaccord irréconciliable avec l'idée sous-jacente du film. Celui-ci fait de l'acte terroriste un acte « malade », alors que je pense l'inverse. Je pense que c'est un acte politique, et s'il n'était que monstrueux, il ne pourrait pas avoir de telles résonances. C'est cela l'étrange dans ce film : finalement, les terroristes ne le sont pas vraiment, car ils n'ont pas de raison idéologique ou transcendante de l'être. En revanche, le film montre aussi une certaine banalité du mal, et cela, j'y crois profondément. Je pense qu'il est capital de comprendre que les terroristes ne sont pas des monstres mais bien des femmes et des hommes, et que leurs actes peuvent être finalement assez banals, réfléchis, s'inscrivant dans une optique qui, si elle nous apparaît incompréhensible, a pourtant sa propre logique. Sur cette dernière dimension, le film marque un point.

Ce que je veux dire, c'est que dépeindre le terrorisme comme un symptôme n'est pas nécessairement une mauvaise idée. Mais le faire sans prendre en compte son contexte ou ses raisons d'être, cela en dit moins sur cette violence que sur notre incapacité à la voir pour ce qu'elle est : un enjeu majeur pour une société fondée sur le droit et la décision démocratique. Je pense que c'est pour cela que j'ai été si marqué par ces événements et que je continuerais probablement de l'être : ces actes sont autant de forêts qui brûlent.

Je me dis que c'est parce qu'il nous faut poser sur le monde un regard sans haine qu'il est extrêmement difficile de considérer nos ennemis comme ennemis, nos adversaires idéologiques de tous les extrêmes comme autant de menaces. C'est parce que nous nions la légitimité d'une force politique antidémocratique quelle qu'elle soit - religieuse, idéologique, révolutionnaire, réactionnaire - à agir par la violence que nous sommes vulnérables. Et c'est pour cela que la cause démocratique et ses failles valent d'être défendues absolument.